France : Protection des droits réservataires mis en danger par l’application d’une loi étrangère

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Afin de protéger les héritiers réservataires lorsqu’une loi successorale étrangère permettait de les priver de tout droit, la loi du 14 juillet 1819 relative au régime du « droit d’aubaine et de détraction » avait instauré un droit de prélèvement compensatoire.

Ce droit permettait aux héritiers réservataires français de prélever sur les biens situés en France une portion égale à la valeur des biens situés en pays étranger dont ils seraient exclus, à quelque titre que ce soit, en vertu des lois et coutumes locales[1].

A la date du décès, ce droit de prélèvement était encore applicable et c’est notamment sur ce fondement qu’ont été formulées les requêtes des enfants lésés de Michel Colombier et Maurice Jarre, deux artistes ayant profité de l’application du droit californien pour laisser l’intégralité de leur patrimoine à leur conjoint. Les enfants espéraient ainsi pouvoir prélever les biens situés en France au titre de leur réserve héréditaire.

La veuve de Michel Colombier, dont les droits étaient remis en cause par ce droit de prélèvement, posa une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). L’objectif poursuivi était de remettre en cause la validité du droit de prélèvement. Le fondement utilisé était la différence de traitement entre les héritiers français (pouvant bénéficier du prélèvement) et les héritiers étrangers (ne pouvant pas bénéficier du prélèvement).

Le Conseil Constitutionnel lui donna raison le 5 août 2011[2] et jugea que la différence de traitement entre héritiers français et étrangers rompait le principe d’égalité devant la loi. Le droit de prélèvement fut alors immédiatement abrogé en vertu de l’article 62 de la Constitution du 4 octobre 1958.

Les enfants lésés souhaitèrent poursuivre la procédure en se prévalant, d’une part, du fait que le droit de prélèvement était applicable au jour de la succession, même s’il avait été abrogé depuis, et d’autre part, du caractère d’ordre public international de la réserve héréditaire de droit français.

Ils furent déboutés par le tribunal de Paris, puis par la Cour d’appel de Paris et enfin par la Cour de Cassation[3]. Les deux décisions de rejet par la Cour de Cassation comportent le même principe :

Attendu qu’une loi étrangère désignée par la règle de conflit qui ignore la réserve héréditaire n’est pas en soi contraire à l’ordre public international français et ne peut être écartée que si son application concrète, au cas d’espèce, conduit à une situation incompatible avec les principes du droit français considérés comme essentiels.

En l’occurrence, aucun des enfants lésés n’a été considéré comme étant dans une situation de précarité économique ou de besoin. L’application de la loi californienne n’a donc pas été considérée comme conduisant à une situation incompatible avec les principes essentiels du droit français.

Les enfants concernés ont porté l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme, sur plusieurs fondements[4] : droit au respect des biens (art. 1 du Prot. 1), droit à un procès équitable (art. 6), droit au respect de la vie familiale (art. 8).

Dans deux arrêts rendus le 15 février 2024[5], la CEDH a définitivement rejeté les prétentions des enfants.

D’une part, la Cour a considéré que l’abrogation avec effet direct du droit de prélèvement ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit à un procès équitable[6].

D’autre part, la Cour a rappelé qu’elle n’avait jamais reconnu l’existence d’un droit général et inconditionnel des enfants à hériter d’une partie des biens de leurs parents, même si elle a admis la place attribuée à la réserve héréditaire dans l’ordre juridique interne de la majorité des États contractants[7].

Les enfants lésés de Michel Colombier et Maurice Jarre ont donc été définitivement privés de tout droit dans la succession de leur père respectif par l’abrogation de l’ancien droit de prélèvement compensatoire.

Le raisonnement aurait probablement été différent si le décès était intervenu postérieurement au 1er novembre 2021 car le nouveau droit de prélèvement compensatoire (art. 913 ali. 3 c.civ.) aurait été applicable. Toutefois, si cette réforme a corrigé l’écueil de la discrimination basée sur la nationalité, il subsiste des incertitudes quant à sa conformité aux textes internes et internationaux. Le code de droit international privé en cours de finalisation en France prévoit d’ailleurs une refonte de ce texte[8].

Auteur : Guillaume Etain, Althémis Paris

[1] Article 2 de la loi du 14 juillet 1819

[2] Décision n° 2011-159 QPC du 5 août 2011, publiée au Journal Officiel du 6 août 2011, page 13478, texte n°56

[3] Cass., Civ. 1ère, 27 sept. 2017 n°16-13.151 et n°16-17.198

[4] Pour une analyse détaillée : David BOULANGER, Droit de prélèvement – exclusion de la réserve héréditaire et du bénéfice du prélèvement compensatoire : absence de contrariété aux droits garantis par la CEDH, SJNI n°11, 15 mars 2024, 1058

[5] CEDH, 5ème Section, Requêtes n°14157/18 (COLOMBIER c. FRANCE) et n°14925/18 (JARRE c. FRANCE)

[6] Décision JARRE c. FRANCE précitée, §66

[7] Décision JARRE c. FRANCE précitée, §64

[8] Article 84 du projet de code de droit international privé

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